Auteur : Feguerson Fegg THERMIDOR

Jacques Stephen Alexis, l’écrivain-père et l’intelligence du cœur

Si le monde retient surtout de lui l’écrivain de génie, le militant politique, l’homme engagé jusqu’au don de sa vie, il faut aussi se souvenir de l’homme intime : le père aimant, le penseur sensible, celui qui savait conjuguer rigueur intellectuelle et tendresse familiale. Il convient de s’attarder non seulement sur l’œuvre, mais aussi sur l’homme, sur cette fibre profondément humaine et paternelle qui irrigue aussi bien ses livres que sa vie privée.

Une lettre, en particulier, illustre avec une rare intensité cette dimension : celle qu’il adresse à sa fille Florence, alors qu’il séjourne à La Havane en janvier 1955. Ce document bouleversant, vibrant d’amour, de lucidité et d’humanisme, compte sans doute parmi les plus belles lettres de toute la littérature haïtienne. En quelques pages, Alexis offre non seulement un message d’amour filial, mais aussi une véritable leçon de vie, un condensé de philosophie intime qui dépasse les limites du lien biologique pour atteindre l’universel.

Ce qui frappe d’abord dans cette lettre, c’est la qualité de la langue. Chaque mot semble choisi avec soin, non pour flatter, mais pour éveiller. Jacques Stephen Alexis ne s’adresse pas à sa fille comme un simple père attendri par l’absence : il parle à l’être humain en devenir, à la conscience qui s’ouvre, au futur adulte capable de penser, de douter, de rêver. Il ne se contente pas de dire « je t’aime », ce qui serait déjà beaucoup, mais il l’exprime avec des mots porteurs de responsabilités, d’espérances, de transmission.

« Et surtout… n’oublie jamais qu’un être humain ce n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains, c’est avant tout une intelligence. Je ne voudrais pas que tu laisses dormir ton intelligence. Quand on laisse dormir son intelligence elle se rouille, comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir.», écrit-il. « Il est aussi intelligence. » Cette affirmation, d’une simplicité lumineuse, résume toute une conception de l’humanité. Il ne suffit pas de vivre, il faut penser sa vie. Il ne suffit pas d’exister, il faut cultiver l’esprit, préserver la flamme de l’intelligence. Ne pas le faire, avertit-il, c’est risquer de devenir « méchant sans le savoir ».

Dans ce passage, Alexis ne parle pas seulement à sa fille, il parle à chacun d’entre nous. Il rappelle la responsabilité individuelle que nous avons de nous élever au-dessus de la simple condition organique. Il exhorte à la vigilance intérieure, à cette forme de discipline douce et lumineuse qui consiste à ne jamais laisser s’éteindre la lumière de l’esprit.

Il y a chez Alexis une sorte de pédagogie du cœur : une façon d’enseigner sans imposer, d’éduquer sans contraindre. À travers ses paroles, on perçoit une conception de la paternité fondée sur l’exemple, la réflexion partagée, la beauté du dialogue. Il ne cherche pas à façonner sa fille à son image, mais à lui offrir les outils pour qu’elle construise la sienne. C’est là, sans doute, l’une des plus grandes marques de l’amour véritable.

L’homme qui écrit cette lettre n’est pas un père ordinaire. Il est écrivain, penseur, militant, profondément engagé dans les luttes de son temps. Mais cette dimension militante ne vient jamais écraser la parole paternelle. Au contraire, elle la nourrit. Ce qu’il transmet à sa fille, ce n’est pas seulement un amour personnel, mais un amour de l’humanité, un respect des autres, une conscience aiguë des injustices du monde.

On ne peut lire cette lettre sans penser à l’œuvre de Jacques Stephen Alexis dans son ensemble. Car cette voix paternelle, si douce, si vibrante, on la retrouve dans ses romans, dans cette manière unique qu’il avait de peindre ses personnages avec une humanité dense, une tendresse pudique, une attention constante à la beauté des petits gestes et à la noblesse des simples gens.

Ses livres Compère Général Soleil, Les Arbres musiciens, L’Espace d’un cillement, Romancero aux étoiles sont traversés par une foi immense dans la dignité humaine. Même dans les pires situations, ses personnages gardent un éclat de rêve, une lueur de pensée, une flamme d’amour. C’est là, sans doute, le prolongement littéraire de ce qu’il disait à sa fille : ne jamais oublier que l’homme est plus que chair, qu’il est aussi conscience, mémoire, intelligence.

On pourrait même dire que toute l’œuvre de Jacques Stephen Alexis est une lettre adressée à l’humanité, une longue conversation où il tente de réveiller chez chacun ce qu’il appelait « l’intelligence ». À Florence, il a écrit une lettre. À nous, il a légué des romans. Mais le message est le même : aimer, penser, résister.

Par : Feguerson Fegg THERMIDOR

ecrivainfeguersonthermidor@gmail.com

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