Radio Télé Masseillan Info - Plus de sens à l'info !
Source des données météo: Port-au-Prince météo demain heure par heure

Actualité du moment


Auteur : Johnny Joseph, M.E.D

Haïti : de la politique au « gagòt kolektif » 

Haïti nage aujourd’hui dans un désordre profond, une crise multidimensionnelle qui dépasse le cadre politique pour devenir un véritable « gagòt kolektif ». Ce chaos n’est pas le fruit du hasard, mais le prolongement logique d’un passé marqué par la violence coloniale, la dépendance économique et l’effondrement des institutions.
Par : Johnny Joseph, M.E.D


Haïti nage aujourd’hui dans un désordre profond, une crise multidimensionnelle qui dépasse le cadre politique pour devenir un véritable « gagòt kolektif ». Ce chaos n’est pas le fruit du hasard, mais le prolongement logique d’un passé marqué par la violence coloniale, la dépendance économique et l’effondrement des institutions. Loin d’être une fatalité, cette situation appelle à une prise de conscience nationale et à une reconquête collective de notre avenir. Pour cela, il est impératif de réévaluer nos ressources humaines internes et externes. 

Trois forces clés se présentent comme les piliers potentiels de cette reconstruction : la diaspora, la jeunesse et les femmes. Trop souvent négligés ou instrumentalisés, ces groupes détiennent pourtant les clés d’un renouveau haïtien fondé sur la dignité, la solidarité et l’action constructive.

Ce chaos n’est ni spontané ni auto-généré, il est le fruit de décennies d’ingérences, de politiques imposées, de complicités internes et d’un désintérêt profond pour la souveraineté du peuple haïtien. Ce n’est pas de la politique. C’est plutôt un « gagòt kolektif » à visage découvert, où les puissances étrangères avancent avec la bénédiction des élites locales.

Autrefois surnommée « la perle des Antilles », Haïti brillait aux yeux du monde colonial. Mais ce surnom flatteur ne reflétait en rien la réalité des Noirs qui y vivaient. Ce n’était pas une perle pour les esclaves arrachés à l’Afrique, mais pour les colons européens qui exploitaient sans pitié les richesses du pays. Sucre, café, coton… tout était extrait au prix du sang et de la souffrance (Trouillot, 1995). 

Tandis que les colons s’enrichissaient, les Noirs étaient réduits à l’état de bêtes de somme. Cette terre fertile et abondante avait été transformée en un véritable enfer pour les Africains réduits en esclavage (James, 1963). La « perle » brillait, oui, mais du reflet de la sueur et des larmes des opprimés.

La réalité de la colonie n’était que souffrance et déshumanisation. Sous le système impitoyable du Code Noir, les esclaves étaient fouettés, marqués au fer, mutilés ou même tués pour la moindre désobéissance (Garrigus, 2006). Travaillant du lever au coucher du soleil, souvent sans nourriture suffisante, ils vivaient dans une misère absolue.

Les femmes, quant à elles, subissaient aussi les viols et les violences sexuelles systématiques (Bell, 2001). Ce système inhumain a laissé des cicatrices profondes dans la conscience collective du peuple haïtien.

Et aujourd’hui, nous vivons encore les conséquences de cette histoire niée ou mal racontée. Le « gagòt kolektif » que nous voyons aujourd’hui, l’instabilité, la désorganisation, la perte de repères, l’autodestruction sont des produits directs de cette violence coloniale qui n’a jamais été véritablement guérie. 

On a hérité d’un système basé sur l’exploitation, la corruption, et le mépris de la dignité humaine. Et tant que ce passé n’est pas compris, assumé et transformé, la société haïtienne continuera à tourner en rond dans un cycle de chaos hérité d’hier.

Depuis le XIXe siècle, Haïti subit une domination indirecte de puissances étrangères qui, sous prétexte d’aide ou de coopération, imposent leur vision et leurs intérêts. L’occupation américaine de 1915 à 1934 a inauguré une ère de contrôle externe, perpétuée aujourd’hui par des politiques dictées par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou encore certaines ambassades puissantes à Port-au-Prince (Fatton, R. 2002).

Les programmes d’ajustement structurel, les plans d’urgence, les missions onusiennes, loin de résoudre les problèmes d’Haïti, ont souvent aggravé la situation en créant une dépendance chronique. Les élites locales, complices ou impuissantes, servent souvent de relais à ces injonctions extérieures, en échange d’un soutien diplomatique ou financier.

La confiscation de la souveraineté haïtienne : une stratégie de longue date

Depuis l’indépendance de 1804, Haïti est soumis à des représailles politiques (gagotay) et économiques de la part des puissances coloniales. L’indemnité imposée par la France, l’embargo des États-Unis, et les occupations militaires ont entravé toute possibilité de développement autonome (Dupuy, A. 2014).

Aujourd’hui, la souveraineté haïtienne est vidée de sa substance. Chaque décision stratégique est dictée par les ambassades, la CARICOM, les bailleurs de fonds et les institutions internationales comme la Banque mondiale ou le FMI. L’État haïtien comme un sous-main n’est plus qu’un exécutant de politiques étrangères, déconnectées des réalités locales.

La situation actuelle n’est pas une simple défaillance de gouvernance. Il s’agit d’un « gagòt kolektif », une débâcle nationale dont les auteurs sont multiples : les politiciens corrompus, les puissances étrangères, les ONGs omniprésentes, les élites économiques importées déconnectées, une jeunesse désorientée et déracinées avec la terre natale. Le vide institutionnel, la banalisation de la violence, la prolifération de gangs armés, et l’indifférence de la communauté internationale face à l’effondrement de l’État haïtien relèvent non pas de l’inaction, mais d’une stratégie du chaos. Car dans le désordre, certains prospèrent, pendant que le peuple s’enfonce dans la misère (James, C. L. R. 1963).

Le rôle destructeur des élites locales et l’illusion de la politique

Les élites haïtiennes, qu’elles soient économiques, politiques ou intellectuelles, ont abandonné leur devoir de construction nationale. Au lieu de défendre les intérêts du peuple, elles préfèrent servir d’intermédiaires aux puissances étrangères en échange de privilèges et de morceau de pain moisissure.

La politique haïtienne est devenue un théâtre vide, un espace de deals opaques et de manipulations. Les partis ne représentent pas des idéologies ou des projets de société, mais des clans luttant pour le contrôle de miettes d’un pouvoir vidé de sens.

Face à ce constat accablant et triste, une prise de conscience générationnelle s’impose. Il est urgent de réconcilier la jeunesse haïtienne avec son identité, son histoire, et surtout avec son territoire. Il ne s’agit pas de fuir le pays ou de rêver d’un ailleurs salvateur, mais de construire ici et maintenant les bases d’un avenir digne (Joseph, J. 2024).

Planter ses racines en Haïti, c’est refuser l’abandon. C’est investir dans l’éducation, l’entrepreneuriat local, l’agriculture durable, les arts, et la technologie. C’est comprendre que le salut du pays ne viendra pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, dans chaque esprit éclairé, dans chaque main qui bâtit.

L’aide internationale : outil de dépendance ou d’occupation moderne ?

L’aide internationale, loin d’être un geste de solidarité, agit comme un mécanisme de contrôle. Depuis 2010, des milliards de dollars ont été dépensés et gaspillés pour la reconstruction d’Haïti, mais sans impact durable sur les infrastructures, l’éducation ou la santé. C’est le pure « gagotage ».

Les ONG et agences internationales opèrent souvent sans coordination ni redevabilité. Elles créent une économie parallèle, renforcent la dépendance et dévalorisent les capacités locales. L’aide devient ainsi une forme d’occupation douce, masquée par un discours humanitaire.

La mémoire historique comme résistance

L’effacement de l’histoire nationale participe à l’aliénation du peuple. Pourtant, les figures comme Toussaint Louverture, Dessalines ou Catherine Flon incarnent une tradition de dignité, de respect et de lutte contre l’oppression. Réactiver cette mémoire, c’est redonner un sens à l’engagement citoyen. C’est rappeler que le peuple haïtien a vaincu les plus grands empires et qu’il peut, encore aujourd’hui, reprendre son destin en main. Il faut enseigner la mémoire historique haïtienne comme résistance (James, C. L. R. 1963).

Maintenant, face à la crise profonde que traverse Haïti, marquée par l’insécurité, la violence des gangs et l’ingérence étrangère, la mémoire historique se présente comme un acte de résistance essentiel. Se souvenir de la révolution de 1804, c’est rappeler que le peuple haïtien a été capable, par lui-même, de renverser un système d’oppression mondial. C’est une manière de refuser les discours fatalistes qui présentent Haïti comme incapable de se gouverner (Joseph, J. 2024).

Aujourd’hui plus que jamais, raviver cette mémoire permet de redonner sens à la souveraineté nationale, de renforcer l’estime collective et d’inspirer les luttes contemporaines. La mémoire devient alors une force mobilisatrice, un outil pour reconstruire un avenir fondé sur la dignité, la justice et l’autodétermination.

Diaspora, jeunesse et femmes : trois piliers pour une reconquête nationale

Dans le contexte actuel d’Haïti, marqué par l’instabilité et l’ingérence, la diaspora, la jeunesse et les femmes représentent des forces vives capables d’orienter le pays vers une vraie reconquête nationale. Loin de l’image négative de transferts d’armes ou de financement de réseaux violents, la diaspora haïtienne dispose d’un potentiel économique, intellectuel et symbolique immense qui peut être réorienté vers des investissements productifs, le transfert de compétences, et le plaidoyer international en faveur d’un développement durable (Schuller, 2012). 

De leur côté, les jeunes, souvent perçus comme des acteurs de désordre, doivent être repositionnés comme moteurs d’innovation et de transformation sociale grâce à l’éducation, à la technologie et à l’entrepreneuriat social (Morris, 2021). Quant aux femmes, elles jouent un rôle central dans les communautés, malgré leur marginalisation historique. Leur inclusion dans les processus de décision, de paix et de développement s’est révélée essentielle dans de nombreuses sociétés post-crise (UN Women, 2020). Plutôt que de subir ou d’alimenter le chaos, ces trois piliers peuvent s’ils sont écoutés, appuyés et responsabilisés incarner la reconstruction d’un pays brisé par l’héritage colonial et les dérives contemporaines.

La diaspora haïtienne constitue une force vive. Elle contribue économiquement par des transferts de fonds, mais elle doit aller plus loin : investir dans l’innovation, l’éducation, la culture, la production nationale et devenir actrice politique du changement.

Les jeunes, malgré les tentations du départ, doivent comprendre que leur avenir est ici. Par leur créativité, leur maîtrise des technologies, ils peuvent être les architectes de leur avenir et d’un Haïti nouveau.

Quant aux femmes, elles sont au cœur de la résistance quotidienne. Soutenir leur accès à l’éducation, à l’entrepreneuriat et à la représentation politique est indispensable pour une société plus juste et plus forte.

Réenraciner l’espoir : bâtir ici, malgré tout

Haïti ne peut plus attendre un sauveur extérieur. L’avenir passe par la valorisation des ressources locales, le soutien aux agriculteurs, l’émergence d’une économie solidaire et la relance des coopératives.

Il faut investir dans la connaissance non pas dans la politicaillerie et les armements des gangs, encourager les initiatives communautaires, reconstruire la confiance patriotisme dans les institutions par la transparence et l’inclusion. Il faut aussi cultiver la fierté nationale et le sentiment d’appartenance (Joseph, J. 2024).

Voir clair, c’est déjà commencer à agir. Il ne suffit plus de dénoncer, il faut construire. Chaque Haïtien, où qu’il soit, peut et doit contribuer à ce redressement. Le changement ne viendra pas des puissances extérieures, ni des élites corrompues. Il viendra du peuple lui-même, à condition qu’il retrouve confiance en sa propre force, en son histoire, en sa terre. 

Haïti n’est pas condamnée au chaos. Mais pour rompre avec cette spirale destructrice, il faut nommer les choses, dénoncer les complicités, faire des actions, et surtout croire en la capacité du peuple haïtien à se redéfinir. Le « gagòt kolektif » n’est pas une fatalité ; c’est un appel à la lucidité. La fierté de la nation appartient à la jeunesse, non pas de rêver Haïti, mais de la faire renaître. La reconquête de la souveraineté passe par l’audace, l’enracinement et l’engagement citoyen.

Par :  Johnny JOSEPH, M.E.D 

NB : Le terme « gagòt kolektif » désigne une situation de désordre organisé, où plusieurs acteurs souvent issus des élites politiques, économiques et parfois internationales, s’unissent non pas pour gouverner ou servir la population, mais pour exploiter, piller et affaiblir systématiquement les institutions d’un pays. Ce n’est pas de la politique au sens noble du terme, mais plutôt une entreprise criminelle maquillée en gouvernance. En Haïti, cette réalité dépasse les clivages partisans : c’est une alliance informelle de corruption, de trahison et d’indifférence face à la souffrance du peuple.

Documents consultés

Bell, M. (2001). Slave women in Caribbean society, 1650–1838. Indiana University Press.

Chomsky, N. (2004). Hegemony or survival: America’s quest for global dominance. Metropolitan Books.

Dubois, L. (2004). Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution. Harvard University Press.

Dupuy, A. (2014). The Prophet and Power: Jean-Bertrand Aristide, the International Community, and Haiti. Rowman & Littlefield.

Fatton, R. (2002). Haiti’s Predatory Republic: The Unending Transition to Democracy. Lynne Rienner Publishers.

Garrigus, J. D. (2006). Before Haiti: Race and Citizenship in French Saint-Domingue. Palgrave Macmillan.

James, C. L. R. (1963). The Black Jacobins: Toussaint L’Ouverture and the San Domingo Revolution. Vintage Books.

Joseph, J. (2024). Résister pour renaître : réflexions sur la souveraineté haïtienne. Port-au-Prince : Éditions Kiskeya.

Morris, A. (2021). Youth Leadership and Social Transformation in the Caribbean. Routledge.

Schuller, M. (2012). Killing with Kindness: Haiti, International Aid, and NGOs. Rutgers University Press.

Trouillot, M.-R. (1990). Haiti: State Against Nation. The Origins and Legacy of Duvalierism. Monthly Review Press.

Trouillot, M.-R. (1995). Silencing the Past: Power and the Production of History. Beacon Press.

UN Women. (2020). Women’s meaningful participation in peace processes: A global perspective. Nations Unies.

Partager

Johnny Joseph, M.E.D
Johnny Joseph, M.E.D

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *